Khalid Benghrib ne cherche pas à restituer le rituel, ce qui n’aurait guère de sens sur une scène de théâtre, mais à transmettre ce qui a fasciné l’enfant qu’il était et façonné l’adulte qu’il est devenu. Accompagné par Mâaalem (maître) Hassan Boussou et ses musiciens, il n’offre pas une trace anthropologique mais un témoignage respectueux de la mémoire. Il réunit ses deux ancêtres dans un même hommage. Une affaire de famille et une véritable création.
Sobriété des costumes noirs et identiques, mouvements altiers, invocateurs, élégants, tour à tour heurtés, syncopés, cadencés. L’énergie est à fleur de geste, stimulée par les chanteurs musiciens présents sur scène. Les cordes du guembri, les percussions du tambour (tbel) et des castagnettes de métal (qraqeb) assurent le rythme envoutant et permettent de transmettre ce non-dit néanmoins palpable, « cette chose qui vient de l’intérieur et qui s’expose à l’extérieur ».
L’Haal - Entretien avec Khalid Bengrhib - Casablanca 15 septembre 2018 - propos recueillis par Henri Jules Julien
Quel est le rapport de ce travail chorégraphique avec les rituels ?
Je n'avais pas envie de porter sur les rituels le regard du petit garçon élevé au Maroc, parti courir le monde et qui, revenu, regarderait cette chose devenue «magique». Je respecte trop ça, je lui porte une considération si profonde ! La question, c'est : comment moi, chorégraphe, je saisis cette chose qui me traverse depuis le jeune âge, et l'amène sur la scène publique ? L'Haal : cette chose qui vient de l'intérieur et qui s'expose à l'extérieur.
C'est ça qui m'intéresse, c'est ça mon travail. Non pas amener la transe telle qu'elle se pratique dans les rituels : ça ne marche de toute manière pas, et ce serait complètement kitch. Non, je veux restituer, le mieux possible, ce que ça représente à l'intérieur.
Quelle est cette jubilation ? Quelle est cette légèreté que j'aurai trouvée à la fn du spectacle, où treize personnes transent avec un maître musicien, au son du métal et des accords de boyaux ? Pendant six minutes on a juste un groupe de personnes qui partent du devant de scène en reculant à quatre pattes, avec juste une transe de tête. Et quelque chose d'énorme se passe. C'est ça qui est à partager avec le public.
On a enlevé toute contextualisation du mouvement, on a gardé une vibration, dans le corps, et dans cette vibration, on remonte dix mètres en partant du bord de scène, on remonte, on remonte, en compagnie du guembri, le luth-tambour, exactement comme ce qui se passe dans les lilas : une fois qu'on a suivi la couleur, qu'on s'est levé, qu'on a transé, transé, transé, qu'on est monté dans le climax, alors on redescend, on s'apaise, on voit ce maître de cérémonie apaiser les énergies.
On pourrait demander : et les esprits ? Qu'est-ce que c'est les esprits ? C'est une matière énergétique. Il n'y a pas de diable. On est en train de parler d'énergies, de couleurs, de codifcations, d'élévations, de la structure des énergies, la composition des lignes, la verticale des énergies : c'est très clair. Il y a une logique d'énergies et de personnes.
Ça on ne l'a pas compris. On est encore à penser qu'il y a, chez les Gnawa et les Hmadcha, le diable Mimoun. Mais non ! On a donné des noms pour faciliter l'accès. En fait c'est des images, des couleurs, des représentations des énergies pures, des représentations physiques, organiques, intellectuelles, émotionnelles, affectives, et ça s'inscrit dans des recoins de la moelle épinière. Et ça se libère : ça a une durée de vie, un début et une fin.
Parlons de choses concrètes. Prenons l'offrande, dans les rituels, qui est primordiale. Scéniquement je n'avais aucune envie de contextualiser le rapport
à l'offrande, ni restituer la matière « brute » des rituels – comme si c'était possible -, ni les théâtraliser. L'offrande a des valeurs.
Par exemple la valeur d'offrande la plus faible, c'est la poule. La vraie question est : que représente la poule dans le concept d'offrande ? Que se passe-t-il à l'intérieur des participants quand une poule prend tout le poids du sacrifce ? Et scéniquement : comment poser des signes sans tomber dans le piège de la théâtralité, du symbolique, comment ne pas tomber dans le ringard ? Vais-je amener une poule sur scène ? Nous, dans le spectacle, avons une petite chorégraphie que nous appelons « la poule ». Très particulière, avec une gestuelle spécifque.
Cette chorégraphie n'est pas dans la narration de la poule, mais dans la profondeur. Et je pourrais tout autant parler des bougies qui coulent : je n'ai pas envie de mettre des bougies sur scène, en aucun cas je ne vais poser le rituel avec des bougies. Et pourtant elles y sont ! Car c'est ce qui est à l'intérieur de moi qui est à sacrifer : le bien, le mal, les états d'âmes, les états psychologiques, pas une poule... La dimension que nous restituons de L'Haal, qui est pour faire vite un « état de conscience », n'est pas la dimension ésotérique : c'est une relation aux énergies. On n'expose pas un rituel de tribu ! Mais de manière structurée, on parle d'un cercle de savoir, de science, même si c'est une science du non dit.
Aujourd'hui, même au Maroc, on est la plupart du temps dans la simulation de lila. Hassan Boussou, le Maalem du spectacle, me le dit : « je choisis mes lilas. Je sais quand je les fais comme des lilas sacrées, et quand je vais juste vendre une soirée de spectacle. Et le budget n'est pas le même ! » De dizaines de milliers de dirham à... rien du tout ! C'est à nous de filtrer la sincérité et la noblesse de la fausseté, et de faire aller le budget avec. Alors moi bien sûr je n'allais pas tenter de « reproduire » une lila sur scène !
Et la relation intime, familiale, que tu as avec les rituels ?
Enfant, j'ai vu ma grand-mère, quinze jours durant, se préparer aux lilas : elle ne mangeait plus de viande, pratiquement plus de légumes, ne prenait que du lait et du blé, et des fruits secs. On appelait ça smetta. Elle se mettait en condition, elle jeunait pour préparer tous ses canaux d'énergie. Elle devenait fragile, vulnérable aux microbes. Tout changeait : sa façon d'aller se laver, de se changer, on la voyait de moins en moins, elle ne touchait plus le sol... Elle devenait maigre, très sèche. Mais une fois que la soirée commençait, c'était un démon qui ne s'arrêtait pas du début à la fin ! Elle s'était préparée. Mais pas seule : elle était la maîtresse de cérémonie, et tous ceux qui venaient au rendez-vous étaient préparés aussi, venus pour rencontrer le moment de transe. Même si rien n'est sûr : peut-être que je vais transer toute la nuit, peut être pas du tout. Peut-être que je vais transer assis avec les larmes aux yeux, peut-être que je vais me lever, transpirer, déchirer mes vêtements. On ne sait pas. J'ai vécu toutes ces expériences, je transe en fait depuis que je suis gamin... Mais voilà l'important : le rapport à l'avant, au pendant et à l'après est très clair. Comment on amène, on construit ce temps de transe, comment on le fabrique. Ça se fabrique. Nous le fabriquons, sur scène, nous avons nos protocoles. On vient ensemble pour fabriquer un état de transe : il y a toute une démarche psychologique, une préparation intérieure chez chacun. Et on termine aussi le rituel avec des morceaux joyeux, où on allie la nuit au jour, on relie la nuit au jour, on offre la nuit au jour et d'un coup les chants changent : c'est joyeux, léger, on se lève, on fait des choses incroyables...
Et puis les choses reviennent quand on ne les attend pas. Hassan Boussou, le musicien du spectacle, lui- même Maalem, est le fls du Maalem qui offciait aux lilas de ma grand-mère. Dans le travail, on n'a pas discuté abstraitement des enchaînements et des évolutions, on a laissé nos énergies communiquer.
Dernièrement, à un moment charnière du spectacle, on avait un morceau de musique très beau. Mais au fond de mon oreille quelque chose disait non. Je voyais bien, techniquement, plastiquement et visuellement, que ça tenait, musicalement c'était parfait.
Les chants, etc. Jusqu'au moment où on a changé un mouvement : on a intégré à la danse un petit rituel de bras. Là, soudain, toute la couleur nécessaire est arrivée à Hassan qui a dit : on n'utilise plus cette musique, on va prendre celle là. Et c'était ça, un morceau pourtant qu'on connait depuis toujours ! Mais on avait déjà passé un an et demi, depuis le début du processus, avec l'autre morceau qu'on n'avait pas réussi à faire évoluer. Un léger changement d'énergie dans les bras, et l'ancien morceau est comme balayé par l'évidence du nouveau. Et tout L'Haal est alors devenu très clair. On avait trouvé le chaînon manquant qui structurait l'ensemble, entre le rituel Gnawa d'une de mes grand-mère, et le rituel Hmadcha de l'autre grandmère, à quel moment ils se retrouvent et se frottent, deviennent un. Comme si je voyais l'une de mes grand-mère rencontrer l'autre et l'accompagner dans sa lila, comme si je voyais le moment où l'une se levait pour transer dans la lila de l'autre, le point de rencontre de ces deux femmes, si fortes, si rebelles, si caractérielles.